décembre 08, 2023

Le livre – Une déferlante politiquement correcte (5)

Une contagion nationale

 

Neuchâtel, le canton des records

Neuchâtel maintenant ; illustrons son cas par trois exemples pris en l’année 2013.

Premier exemple. Le 1er janvier a marqué l’entrée en fonction de la commune fusionnée de Val-de-Ruz. Par le nombre de communes mariées, soit quinze, Val-de-Ruz détient le record romand de toutes les fusions. Il y a plus. La population de la nouvelle entité est de 15’000 habitants. Cela fait d’elle la troisième commune la plus peuplée du canton, après La Chaux-de-Fonds et Neuchâtel, mais devant Le Locle. Ce fait démographique pourrait être révélateur d’une modification du rapport de forces entre villes et campagnes. Pour l’instant il est surtout révélateur du phénomène de concentration que révèlent les fusions de communes. « Seule ombre au tableau » selon ses promoteurs : le projet initial de fusion de Val-de-Ruz comptait seize communes, et non pas quinze. Qui a fait défection en cours de route ? L’ancienne et vénérable commune de Valangin, jadis siège de la seigneurie médiévale.

Second exemple. Au 31 mai 2013, le canton de Neuchâtel comptait sept projets de fusion, dont celui dit du « Nouveau Neuchâtel » ou « Grand Neuchâtel » comme on dit maintenant, réunissant huit communes du littoral et totalisant 55’000 habitants. Ce chiffre élevé de population aurait fait de la future agglomération la détentrice d’un autre record romand, celui des projets de fusion en termes démographiques. Il n’a pas abouti, mais comme le phénix, il est déjà ressuscité de ses cendres, avec un projet à 4 communes pour 45’000 habitants. Valangin en fait partie. Qualifié de «cerise sur le gâteau», Valangin, seul village du Val-de-Ruz qui se joindrait aux trois localités du littoral, sera-t-il le noyau difficile à avaler ? Mais cette fois, pour parer à toute éventualité, en plus de la convention de base, les signataires ont d’ores et déjà paraphé une autre convention qui permettrait de fusionner à trois sans Valangin, au cas où ce village de la vallée du Val-de-Ruz refuserait de rejoindre les localités du littoral neuchâtelois.

Troisième exemple. Dans sa « feuille de route » présentée en février 2013, le gouvernement neuchâtelois ne cache pas ses ambitions et prévoit ni plus ni moins de réduire le nombre de communes de 53 à 10. Ce chiffre infime de dix ferait de Neuchâtel le détenteur potentiel d’un troisième record romand, celui de la compression à la baisse.

Cette chasse au records, si elle n’est pas explicite, n’en révèle pas moins le tour qu’a pris la fusionnite qui s’est emparée de la quasi-totalité de nos autorités.

En effet, si la fusion n’est pas une solution à écarter à priori, elle n’en représente pas moins qu’une des multiples formes que peut prendre la collaboration légitime et louable entre les communautés. Et elle ne s’impose en tout cas pas  comme une nécessité institutionnelle partout, en même temps et pour toutes les communes d’un canton, ce qui est joyeusement le cas à Fribourg et maintenant bientôt en Valais, si l’on en croit les propositions du Rapport de la Commission R21. Cela frise le ridicule disent certains, cela offense en tout cas le bon sens quand on y regarde de près. J’ajouterai que cela offense la démocratie après laquelle courent bien des peuples, alors que nous en disposons largement depuis des siècles.

On ne s’embarrasse plus de « fusionnettes », l’air est au grand large, disons plutôt au « grand » et au « large » : nous avons parlé de Val-de-Ruz, citons encore la réunion de 15 communes tessinoises en avril 2013 qui se sont réunies pour former trois administrations. Au Tessin encore, une spectaculaire fusion a eu lieu autour de la Nuove Lugano. Sept communes ont fusionné avec Lugano, doublant sa superficie. Une autre se prépare autour de Bellinzone. Dans ce canton, les nombreuses fusions municipales des années 2000 ont contribué à remodeler profondément les frontières intérieures. Le résultat a été l’expansion sans précédent – dans l’histoire tessinoise et suisse récente – d’une ville, Lugano, passée de 25 mille à plus de 65 mille habitants, ainsi qu’un changement profond des équilibres régionaux, en particulier entre le Nord et le Sud du canton.

La plupart des politiques cantonales en matière de fusion en Suisse sont conditionnées par des opportunités pratiques et la « pression » représentée par les succès de projets ici ou là dans d’autres cantons. Mais la volonté d’aboutir reste permanente, sans qu’on ne se préoccupe plus trop de savoir pourquoi. La brèche est béante…

Un cas « spectaculaire », souvent mis en avant par les promoteurs des fusions, est celui de Glaris.

GL – A Glaris, la Landsgemeinde a décidé en 2006 et confirmé en 2007 de réduire le nombre de communes à 3. L’exécutif cantonal proposait de réduire leur nombre à 10, mais une proposition lors de la Landsgemeinde du 10 mai 2006 de réduire les communes selon les trois vallées géographiques a été acceptée et confirmée lors de la Landsgemeinde du 27 novembre 2007.

SH – Autre exemple, le canton de Schaffhouse, par exemple, a tenté à plusieurs reprises depuis 2003 de mener une politique de réduction du nombre de ses 34 communes. Une première tentative a visé un canton à sept communes, sans pour autant préciser leur composition. Ce procédé s’est avéré maladroit, puisqu’il impliquait une intervention forte de la part du gouvernement.

Après une période d’absorption de petites communes (toutes en dessous de 500 habitants), l’exécutif schaffhousois a repris le dossier en 2010 et a décidé de soumettre deux propositions au vote populaire: une à dix communes et une sans communes du tout[1]. Si cette deuxième proposition avait passé la rampe, il se serait agi de la solution la plus radicale jamais tentée en Suisse, dépassant celle de Glaris non seulement par un nombre encore plus petit, mais par une intégration complète du niveau local dans le canton. Même à Bâle-Ville, le canton compte encore trois communes.

Les expériences de Glaris et Schaffhouse constituent des « laboratoires » pour les théoriciens de la réorganisation institutionnelle. Elles méritent pour le moins notre attention pour une analyse de leurs conséquences et des leçons à tirer en matière de fusions communales ; particulièrement, à terme.

Pour l’heure, le peuple a rejeté les propositions schaffhousoises[2]. Il est rassurant de constater le revirement d’opinion qui semble lentement s’amorcer concernant des « mégafusions » et surtout le rejet net de la tentative de suppression du niveau local. Par contre, où sont les commentaires de ce résultat dans les médias qui avaient fait leurs choux gras de l’annonce de ce « pas en avant » ?

Les recours souvent balayés

L’opposition de certaines communes à une fusion est due à leur crainte de perdre leur autonomie politique qu’elles considèrent comme un bien inaliénable. Rien que de très normal : la décision de fusions de communes doit rester l’affaire des citoyen(ne)s, sans pression et doit être le fruit d’un très large consensus au sein de la population et ne pas être arraché, quasiment de force (ou par ruse).

Les cantons assurent généralement les communes participantes qu’aucune d’entre elles ne serait contrainte à une fusion contre le gré de la population. Cela devrait être évident dans une Suisse qui se caractérise par une démocratie directe, un fédéralisme accentué et une autonomie communale. Dans quelques cantons, le droit à des fusions volontaires de communes est ancré dans la constitution, par exemple à Schaffhouse (!) et à Zurich.

Dans d’autres cantons, comme au Tessin, dans les Grisons ou en Valais, le droit du gouvernement ou du parlement cantonal à intervenir dans un processus de fusion et à forcer, dans certaines conditions, diverses communes à fusionner contre leur gré – par exemple en raison de leur situation géographique ou financière – est stipulé depuis quelques années dans la législation cantonale.

Les Lois cantonales sont certes légitimées par la volonté du peuple – puisque dans chaque canton on peut recourir au référendum contre un projet de loi et exiger ainsi une consultation populaire. Cependant, la possibilité du canton de forcer une fusion est très problématique. Etant donné les droits des citoyen(ne)s empreints de la démocratie directe et de la grande importance de l’autonomie communale, de telles interventions de la part d’une instance politique supérieure sont un coup inhabituel dans la structure de l’Etat fédéral suisse. Le fait qu’une commune suisse puisse être contrainte par le parlement ou le gouvernement cantonal de fusionner avec d’autres communes, bien que la population ait dit non à sa propre dissolution lors d’un référendum, est un comble!

Les juges fédéraux sont conscients du fait. Plusieurs fois une commune, qui ne veut pas s’incliner sous le diktat du canton mais lutter pour son indépendance, en a appelé à eux. Dans quelques cas, le tribunal fédéral a protégé le droit d’autonomie des communes, dans d’autres – espérons contre son gré – il a décidé qu’une fusion forcée reposait sur le droit cantonal et était ainsi légale.

Des fusions forcées ont d’ailleurs suscité la controverse. Certaines communes ont dû fusionner alors qu’elles s’y opposaient. La commune d’Ausserbinn en Valais est un exemple: elle contestait la décision du Conseil d’Etat l’obligeant à fusionner. Elle a dû capituler devant le Tribunal fédéral qui jugeait son opposition non recevable.

Votation consultative ou droit de décision politique?

Devant la multiplication des clauses légales ou constitutionnelles permettant aux cantons d’imposer éventuellement des fusions contre la volonté des citoyen(ne)s des communes concernées, on peut se demander si la consultation des citoyen(ne)s sur ce sujet vital demeure encore un droit réel et absolu. Dans le droit public suisse, des votations consultatives n’existent qu’exceptionnellement, car le pouvoir législatif est dans les mains de la population. Dans les cantons qui prévoient dans leur législation une décision de fusion communale contre le gré du peuple, les consultations populaires deviennent des votations consultatives. Cela s’est déroulé par exemple le 30 septembre 2007: Les communes tessinoises, de Barbengo, Cadro, Carabbia et Villa Luganese ont voté sur une fusion avec la ville de Lugano. Cadro est la seule commune qui a refusé la fusion. Déjà avant le référendum, un groupe de citoyen(ne)s a pu obtenir un jugement courageux émis par le Tribunal fédéral, qui est conforme à la compréhension de l’autonomie communale. Malgré la législation cantonale relative à une fusion, le Tribunal fédéral a valorisé plus fortement le droit des citoyen(ne)s au respect de leur volonté politique. Mais il y a déjà près de 10 ans de cela…

Elagage institutionnel total !

Depuis peu, le débat sur les fusions ne porte plus exclusivement sur les communes mais gagne également les cantons eux-mêmes. Les propositions à ce sujet n’ont cependant pas encore suscité de vastes discussions dans le public, mais assurément, il s’agit de la suite que certains prévoient déjà d’apporter au chapitre des fusions de communes.

On se souvient de la proposition provocatrice, mais heureusement précipitée, soumise au vote des citoyen(ne)s genevois(es) et vaudois(es) en 2002 qui voulait la fusion Vaud-Genève, et de celle plus récente de la fusion de Bâle-Ville et Bâle-Campagne. Propositions rejetées, mais à la suite desquelles des intellectuels ont renchéri. Dans la ligne des propositions d’une Suisse de mégapoles suggérée par Avenir-Suisse, ils avançaient déjà un regroupement d’Argovie, Soleure et Jura, ou de Lucerne, Uri, Schwytz, Obwald, Nidwald, Zoug.

A ce stade, n’oublie-t-on pas un peu tôt les raisons qui ont conduit à mettre en place une structure fédéraliste en Suisse ? Sans aller chercher aussi loin, notons juste le risque pour les cantons fusionnés de perdre en influence fédérale. Car chaque canton possède deux sièges au Conseil des Etats et une voix lors de votes populaires constitutionnels où la majorité du peuple et des cantons est requise. Et puis la taille des cantons – diront certains – n’est pas toujours le critère décisif d’une saine gestion.

Pour l’heure, contentons-nous de nous remémorer, avec bonheur, la seule modification de la structure des cantons qui ait eu lieu, à savoir la création du canton du Jura.

Mais, même si la campagne des fusions de communes n’est de loin pas terminée, certains n’hésitent plus à se lâcher et les propositions les plus extrêmes sortent du bois, s’attaquant directement au niveau  supérieur, sans toujours mesurer la portée qu’elles pourraient avoir.

Une Suisse à neuf cantons et 550 communes d’au moins 10’000 habitants. C’est une des offensives lancée par un de ces réformateurs du fédéralisme, Pierre-Alain Rumley, ancien directeur de l’Office fédéral du développement territorial et actuel chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.

Il suffit de se référer encore au postulat[3] déposé par le Conseiller aux Etats Raphaël Comte pour convaincre les plus sceptiques que cela est bien la direction qu’on voudrait faire prendre à notre démocratie « modèle ».

Se basant sur le fait que, même si par le passé des fusions comme Vaud-Genève ou Bâle-Ville et Bâle Campagne ont échoué, de nouveaux projets occuperont le débat public au cours des prochaines années, il demande au Conseil Fédéral de se tenir prêt à favoriser ces réformes institutionnelles et surtout à lever les « obstacles » qui pourraient sérieusement refroidir les cantons intéressés, notamment les conséquences sur la composition du Conseil aux Etats et la péréquation intercantonale. Heureusement, malgré l’attitude favorable du Conseil Fédéral, ce postulat fut rejeté. Mais on peut être sûr que ce sujet sera ramené sur la table par un autre élu lorsque l’occasion ou l’actualité le favorisera.

En effet, cette posture semble gagner rapidement, à l’exemple du canton de Vaud, où de nouvelles mesures d’accélération des fusions ou de « levée d’obstacles » ont été soumises au Parlement, sous l’influence de quelques députés de son Grand-Conseil qui, sentant le vent, ont sans doute vu là l’occasion de sauter dans le train avec des motions ou des postulats bien dans l’air du temps.

Et l’air du temps, c’est déjà bien plus qu’une bonne petite brise et elle ne connaît pas les frontières : en France, « monarchie démocratique » où la réforme territoriale est aussi d’une actualité brûlante, le CGET (Commissariat général à l’égalité des territoires) préconise la suppression pure et simple des 36’000 communes de France !

[1] Ce qui eût été inconstitutionnel selon notre Constitution Fédérale, son respect imposant le maintien de celles-ci.

[2] Votation cantonale schaffhousoise du 28 février 2016 : a) diminution à 10 – Résultat : 24/26 communes contre b) suppression des communes – 26/26 communes contre

[3] Postulat 10.3621 du 18 juin 2010