décembre 08, 2023

Le livre – Une déferlante politiquement correcte (3)

Evolution des fusions en Suisse romande

Au départ autoritaires mais encore ponctuelles

FR – En 1866, dans le canton de Fribourg, la modeste commune de Chavannes-sous-Orsonnens (200 habitants) absorbe celle de Granges-la-Battiaz. Voici, comme exemple de fusion de ce temps-là, les passages clés de l’arrêté du gouvernement fribourgeois concernant ce cas :

 « Le Conseil d’Etat (…), considérant que la commune de Granges-la-Battiaz n’a que 33 âmes de population et qu’il est impossible à sa bourgeoisie de constituer une administration communale (…);

(considérant en outre) que les parties intéressées ne font aucune objection à cette réunion, (…)

arrête :

Art. 1er. La commune de Granges-la-Battiaz est dissoute ; son territoire est réuni à celui de la commune de Chavannes-sous-Orsonnens. » (…)

Art. 5. Le présent arrêté entrera en vigueur dès sa promulgation. » (…)

Ce texte officiel appelle quatre brefs commentaires :

  • premièrement, c’est la première fusion opérée dans le canton de Fribourg;
  • deuxièmement, le terme de « fusion » n’est pas encore en usage ; il est question de « dissolution » et de « réunion » ;
  • troisièmement, si, selon le Conseil d’Etat, il est « impossible » à la bourgeoisie de Granges-la-Battiaz de constituer son administration, c’est que le nombre de citoyen(ne)s actifs y est inférieur à celui exigé par la loi pour constituer un conseil; le compte est vite fait : sur 33 âmes, retranchons les femmes, les enfants mineurs nombreux à l’époque, les faillis et autres interdits de droits civiques, ainsi que les étrangers; il reste ainsi moins de cinq citoyen(ne)s actifs dans cette mini-commune, seuil fixé par la loi pour former un Conseil ; il s’agit donc déjà d’une inadéquation au standard fixé dans la loi, à cause de la petite taille de la commune et non d’une incapacité véritable.
  • quatrièmement, l’opération est expéditive : aucun vote populaire et application immédiate de l’arrêté gouvernemental; en d’autres mots, elle est purement administrative, autoritaire et ne relève en rien de la démocratie directe.

NE – A Neuchâtel, le premier cas important de fusion concerne La Chaux-de-Fonds. On est en 1900: la cité horlogère en plein boom – alors déjà la troisième ville romande en population, après Genève et Lausanne – “La Tschaux”, comme on dit dans les Montagnes neuchâteloises, absorbe la commune limitrophe et encore très rurale des Eplatures, forte de plus d’un millier d’habitants. Malgré la vive résistance des autorités éplaturiennes dominées par les libéraux et par l’Eglise indépendante, la fusion avec la grande cité radicale, gourmande d’espaces, est votée à une forte majorité. Grosse déception de la minorité à qui il ne reste qu’à dénoncer la raison du plus fort. En témoigne l’épigramme que voici, de la plume du romancier Oscar Huguenin :

« Des Eplatures, la Commune
Vient d’être annexée à La Tschaux ;
Les petits, c’est la loi commune
Sont toujours mangés par les gros. »

Ce quatrain se lit sur une carte postale de deuil où figurent le temple des Eplatures, une belle ferme jurassienne ainsi que le convoi funèbre se rendant au cimetière orné d’une grande pierre tombale dont l’épitaphe est la suivante : « Ci-gît la commune des Eplatures décédée en 1900  R.I.P.».

 

GE – Des Montagnes neuchâteloises, descendons à Genève. Dans l’Entre-deux-guerres, en 1930 exactement, la Ville en expansion absorbe trois communes suburbaines, Eaux-Vives, Plainpalais et Petit-Saconnex, aujourd’hui quartiers de la cité. Les électeurs ont à choisir entre le projet des autorités cantonales et une initiative socialiste, expression de la méfiance antibourgeoise et anticapitaliste envers « la grande Genève ». Le succès, à deux contre un, du projet officiel s’explique par le fait que le canton entier est appelé aux urnes et que les communes rurales ne sont pas de gauche. Même la majorité des électeurs de Plainpalais et du Petit-Saconnex vote pour le projet des autorités. Pourquoi ? Parce que, issus de l’immigration confédérée, la plupart ne sont pas genevois d’origine et n’ont que faire des querelles de clochers intercommunales de leur canton d’adoption. D’ailleurs, les socialistes, conscients de la situation, sont divisés. Néanmoins, la campagne référendaire est ardente. C’est que, quatre ans plus tôt, en 1926, un premier projet de fusion avait échoué.

 

L’obligation rebute, essayons « d’encourager » !

FR – Retour à Fribourg au sortir des trente glorieuses. Le territoire cantonal est toujours atomisé en un chapelet de micro-communes « aux ressources trop modestes pour financer leurs investissements ». En 1973, les autorités cantonales prennent le taureau par les cornes et votent une loi sur les fusions obligatoires. Mais, grave déception pour le gouvernement, le peuple rejette le projet en 1974 : les communes refusent de fusionner sous la contrainte et, fières de leur autonomie, tiennent à rester maîtresses de leur destin.

Qu’à cela ne tienne, le gouvernement fribourgeois rouvre bientôt le dossier et corrige le tir en prévoyant l’« encouragement » à fusionner. Le mot apparaît en 1980 dans une nouvelle loi sur les communes. Cette stratégie, plus respectueuse des communes, est assortie de mesures incitatives, dont une aide financière appréciable de l’Etat. Nombreuses sont alors les communes en difficultés à se laisser convaincre et le nombre de fusions va croissant. C’est que le canton, en voie de modernisation, est en train de rattraper son retard économique.

…mais un encouragement constitutionnel

JU – Or, dès 1977, soit trois ans auparavant, l’idée de l’encouragement est déjà ancrée dans le Jura, canton en voie de création et qui entrera en souveraineté le 1er janvier 1979. Pionnier, le législateur jurassien élève le principe au niveau constitutionnel et opte pour la formule suivante : « L’Etat facilite les fusions de communes ». Il y a plus. L’Assemblée Constituante jurassienne, toujours novatrice, y ajoute le principe de la fusion imposée : « Le Parlement peut décider la fusion de deux ou plusieurs communes. »

Le cadet des cantons suisses va faire école en matière constitutionnelle, du moins pour ce qui est du principe de l’encouragement. Il est suivi par les autres cantons romands quand, à l’entrée dans le troisième millénaire, ils éprouvent la nécessité de refondre leurs constitutions. Ainsi dans l’ordre chronologique : Neuchâtel – voisin du Jura – en l’an 2000, Vaud en 2003 (bicentenaire de sa souveraineté, à lui !), Fribourg en 2004, Genève en 2012.

JUBE – Et le Jura bernois? La seule région francophone de Suisse ne faisant pas partie d’un canton romand – elle a renoncé en 1975 à se joindre à celui du Jura – est évidemment tributaire du canton alémanique de Berne. Or, en septembre 2012, le peuple bernois complète sa constitution de 1993 par la disposition suivante : « Le Grand Conseil peut ordonner la fusion de communes contre leur volonté… ». Cette formulation de style autoritaire, avalisée par le peuple même, ne se retrouve dans aucun canton romand. Le volontarisme bernois s’explique sans doute par la résistance des communes à fusionner, attitude qui n’a cependant rien de spécifiquement alémanique ou jurassien, la fusion apparaissant comme attentatoire à l’identité séculaire de la commune dans les limites traditionnelles et intangibles de son territoire.

VS – Reste en Pays romand le cas du Valais. On sait que le canton a célébré, en 2015, le bicentenaire de son entrée dans la Confédération. Une commission extraparlementaire planche actuellement sur un projet de nouvelle charte cantonale. On sait d’ores et déjà qu’il est prévu d’y inscrire l’encouragement aux fusions de communes. Ainsi, tous les cantons romands, ainsi que le Jura bernois, seront-ils à l’unisson sur cet argument.

Des fusions « inéluctables » ? Reste à voir…

On dit souvent que le processus de fusion est inéluctable en Suisse. Nombreux, parmi nos édiles souhaitent que le nombre croissant de projets de fusions en Suisse romande le confirme. Néanmoins, les résistances des communes restent fortes: le nombre de projets avortés est élevé. Les autorités, dans leur bilan de législature, préfèrent parler des réussites plutôt que des échecs!

Mais, se demandera-t-on, pourquoi les fusions sont-elles devenues “inéluctables” ? Pour les géopoliticiens aux vues planétaires, la réponse tient en un mot : parce que la commune, dans le « village global » qu’est le monde d’aujourd’hui, est désormais trop exiguë. « Trop peu peuplée » dans un territoire « aux limites lilliputiennes souvent séculaires ». En tout cas, il n’est pas faux de dire que la commune étouffe, étranglée par le garrot de charges de plus en plus lourdes que lui imposent des standards et des normes dont elle n’est pas maître. Reste à voir si la fusion est la bonne réponse.

Poursuivons notre tour d’horizon !

GE – Revenons à Genève, dont la constitution nouvelle date de 2012. Le canton se donnait trois ans, dès son entrée en vigueur en 2013, pour accoucher de sa loi sur les fusions. En 2016 donc, cela devrait être fait. Toutefois, relevons que, depuis 1930, aucune fusion de communes n’a eu lieu dans la république du bout du lac. Interrogé, le responsable du « Service de surveillance des communes » de l’Etat de Genève répond que leur bon état de santé – financière – ne les invite guère à fusionner. Tout au plus, précise-t-il, certaines d’entre elles manifestent, de temps à autre, quelques velléités en ce sens. La future loi de 2016 ne semble donc revêtir aucun caractère d’urgence.

VS – Le Valais, dont la constitution actuelle – elle date de 1907 – ne contient aucune norme en matière de fusion, n’est pas pour autant resté les bras croisés. Dès 2004, le canton s’est doté d’une loi sur les communes dont l’article 129 stipule que « le canton encourage la fusion de communes ». Cette loi prévoit un vaste dispositif incitatif, dont un important volet financier, pour décider les communes à faire le pas.

Un exemple: la fusion de Val d’Anniviers. Le 26 novembre 2006, soit deux ans seulement après l’entrée en vigueur de la loi de 2004, les six communes de la vallée fusionnent pour former celle d’Anniviers, totalisant quelque 2’600 habitants. Les citoyen(ne)s ont voté massivement et fêté ce mariage à six: près de 70 % d’entre eux se sont dit oui. Ce furent de belles noces. Il est vrai que, dans la corbeille des mariés, il y avait une bourse de 5 millions de francs versés par l’Etat du Valais au titre de l’encouragement aux fusions.

Mais, non content d’inciter les fusions par un « encouragement » financier, les autorités valaisannes ont maintenant sous le pied un véritable accélérateur: le rapport « R21 » qui n’attend que sa mise en application pour propulser le vénérable canton en tête du box-office des fusionneurs (ou des fusionnés, selon le point de vue !).

Sans aller dans le détail d’un rapport dont la mise en oeuvre est encore à l’étude, notons simplement que celui-ci recommande

  • d’ancrer dans la Constitution le principe des fusions de communes
  • d’étendre les cas où le canton peut imposer une fusion de communes
  • de prévoir un conseil général (législatif d’élus) dans les communes de plus de 5000 habitants
  • d’obliger les communes à la fourniture d’un standard de prestations (standard pouvant être modifié par le Service des Communes sans validation dans les urnes)
  • de diminuer le nombre de Conseillers communaux

Précurseur d’une tendance qui se dessine, ce rapport prévoit aussi d’aller plus loin que la diminution du nombre de commune en préconisant la suppression des districts comme entités territoriales. Ce dernier fait mérite d’être mentionné car déjà en 2009, l’Assemblée Interjurassienne a élaboré un scénario prévoyant un nouveau canton sans districts, ceux-ci devenant communes.

Du volontarisme à la « fusionnite »

Ces simples évocations devraient suffire à démontrer que ce n’est pas une volonté de venir en aide aux (petites) entités locales en les plaçant au niveau hiérarchique principal comme le voudrait la démocratie dont nous nous réclamons, mais bien celle  d’augmenter la pression sur les communes qui est à l’œuvre et est devenue aussi un thème institutionnel majeur dans ce canton comme dans d’autres avant lui. L’élève est en train de dépasser le maître, comme il se doit.

Alors qu’en 1998 le renforcement de la collaboration entre les communes est encore un sujet de discussion dans tous les cantons, personne ne doute que les collaborations intercommunales vont encore se développer à l’avenir. Ces discussions sont principalement le fait des autorités politiques cantonales et communales et intenses dans les cantons où la taille moyenne des communes est petite.

A noter malgré tout que la taille des communes n’est pas une raison qui pousse à la collaboration, ni la situation financière, ce qui est plutôt surprenant par rapport à l’argumentation développée par la suite pour les fusions de communes.

Le point de démarrage des démarches qui lentement vont donner corps au vaste mouvement qui s’est ensuite emballé jusqu’à nos jours, sont des conjectures de la part d’intellectuels sur la taille optimale des communes. La littérature économique soutient ainsi que le nombre d’habitants est le critère fondamental pour déterminer la taille optimale d’une collectivité territoriale.

Un fait important à signaler, c’est l’influence de travaux menés à l’étranger dans des pays (par exemple l’Allemagne, les Etats-Unis) ne connaissant pas une démocratie aussi développée que dans notre pays qui va alimenter des considérations reprises ensuite comme recommandations chez nous. Ainsi, les chiffres considérés comme un idéal varient de 3’000 à 50’000 habitants selon les auteurs, ce dernier étant même cité par certains comme un minimum !

Mais bien que ces variations extrêmes existent dans les recommandations, elles servent tout de même pour les premières systématisations de fusions et apportent à chaque situation la flexibilité nécessaire pour s’adapter au projet concerné.

A partir de ce critère va se développer par la suite toute une série d’arguments et de questionnements collatéraux comme : « Quelle est la taille de la commune qui permet de fournir les prestations de service nécessaires au niveau de qualité requis et aux moindres coûts ? Arguments et questionnements qui se nourriront de quelques succès ponctuels et particuliers, notamment dans le canton de Fribourg, sous la houlette du Conseiller d’Etat Pascal Corminboeuf.

Le vent de la concentration souffle un peu partout en Suisse. La mise en application de l’encouragement aux fusions de communes par voie constitutionnelle s’exprime surtout de façon très voyante dans deux cantons romands, ceux de Neuchâtel et de Fribourg.

Et, pour introduire ce qu’on peut appeler la stratégie des cantons pour imposer les fusions de communes, car c’est de cela dont il s’agit, revenons donc maintenant au canton qui, encore aujourd’hui, est souvent cité en exemple et a fait office de défricheur dans cette course en avant, avec, peut-être, de bonnes raisons… au départ.