décembre 08, 2023

Le livre – Une déferlante politiquement correcte (2)

Les fusions en Suisse

Un quadrillage communal stable pendant 150 ans

L’organisation communale de la Suisse s’est avérée extrêmement stable depuis la fondation de l’Etat confédéral en 1848. Il faut savoir que pendant près d’un siècle et demi, jusqu’au début des années 1990, le quadrillage de la Suisse est resté plus ou moins fixe autour de 3000 communes. Le nombre de communes suisses n’a baissé que d’un peu plus de 5% au cours des 140 années précédentes. De 3’203 communes en 1848, l’effectif a passé à 3’021 en 1990. Les communes, de taille très variable, mais en majorité très petites, n’ont pas fait l’objet jusqu’alors d’une tentative d’uniformisation à grande échelle par le biais de fusions de communes. La taille moyenne des communes suisses était inférieure à 1000 habitants. Jusqu’il y a peu, les fusions de communes n’étaient donc pas habituelles en Suisse.

Il n’y eut jamais de réorganisation territoriale à grande échelle comme cela a été le cas dans les pays du Nord de l’Europe où un mouvement de réformes radicales connut une vague dans les années 70. Les fusions n’étaient simplement pas un thème. Au contraire, jusqu’au début des années 1990, paradoxalement, le nombre de divisions de communes a été plus important que le nombre de fusions.

Les raisons à cela peuvent résider dans l’importance politique encore attribuée aux communes en Suisse. Elles sont relativement autonomes et leur champ de compétences est assez large. Les jurisprudences cantonales ont pu constituer également un frein au processus de fusion, car elles exigent parfois d’emprunter la voie compliquée d’une modification constitutionnelle. Nous verrons que plus tard, ce seront bien des modifications de constitution qui contribueront à la vague de fusions que nous connaissons aujourd’hui. Finalement, les hommes de ces temps n’étaient pas moins avares (ou prudents !) qu’actuellement, ainsi un autre obstacle est plutôt de nature financière : une commune riche ne fusionne pas sans autre avec une commune plus pauvre. Des motifs d’ordre politique et social au niveau local (rivalités, litiges de frontières, etc.) ont pu donner encore une raison supplémentaire à cette constance de l’effectif des communes.

En Suisse, la diminution du nombre de communes est surtout flagrante depuis ces deux dernières décennies et le mouvement a connu récemment un emballement inquiétant avec une systématisation de l’incitation aux fusions, par des modifications constitutionnelles ou légales, introduites sans réelles délibérations, ni prise de conscience de leurs implications sur la vie démocratique et institutionnelle, notamment en Romandie.

Et ainsi, de 3021 en 1990, leur nombre a passé à 2294 au 1er janvier 2016, et cette chute risque bien de se poursuivre, au vu du nombre de projets encore dans le « pipe-line » et des pressions exercées sur les communautés locales sans que cela n’ait suscité beaucoup de débats dans la population encore épargnée.

Une mise en route inégale

Depuis les débuts de l’Etat fédéral en 1848, 21 cantons ont déjà connu des fusions de communes. Les modifications les plus spectaculaires ont eu lieu dans le canton de Thurgovie, où le nombre de communes a été réduit de plus d’une centaine d’unités en quelques années suite à une modification constitutionnelle qui supprime la distinction communale duale entre commune municipale et commune locale. En Suisse romande, c’est le canton de Fribourg qui se profile comme pionnier avec une diminution drastique visant 35 communes à l’horizon 2017, alors qu’il en comptait encore près de 260 au début des années 1990. Cet objectif ne sera pas atteint. Dans le canton de Vaud, en 100 ans seules 4 fusions ont  eu lieu, et ce seulement depuis les années 60, (Bussy-sur-Morges et Chardonney-sur-Morges en 1961, Montreux-Châtelard et Montreux-Planches en 1962, Romainmôtier et Envy en 1970 et Villars-Lussery et Lussery en 1999). De 2000 à 2015, par contre, on est passé de 384 communes à 318.

Lors d’une enquête effectuée auprès des autorités cantonales au début 1998, 15 cantons avaient indiqué que la fusion de communes était un sujet à l’ordre du jour chez eux, mais l’acuité du problème n’était pas identique partout. En effet, seuls 4 cantons accordaient déjà une très grande importance aux fusions communales, 6 autres manifestaient un intérêt certain et 5 peu d’intérêt. Les fusions n’avaient même aucune importance dans 8 cantons. Le nombre de communes dans un canton n’avait au départ presque pas d’influence sur le débat; en effet, jusqu’à cette époque, les fusions de communes se réalisaient avec des justifications identitaires, des problématiques très locales et très valorisantes de la  démocratie directe. Ces motivations étaient également l’éventuelle source de séparations de communes. Jusqu’en 1993, il y eut création de plus de 60 nouvelles communes issues de divisions de communes.

Comme nous le verrons, ces motivations ont bien changé après le tournant du siècle.

Le coup de pouce de « l’encouragement aux fusions »

De l’autre côté des Alpes, le canton du Tessin, qui a été un des premiers à se lancer dans les « mégafusions », se montre ambitieux et envisage d’atteindre le chiffre de 23 communes à l’horizon de 2020, alors qu’il en comptait encore 135 en 2013. Comme à Fribourg, qui connaît toujours un grand activisme en matière de fusions, la fusion communale y est fortement encouragée par le gouvernement cantonal.

C’est une constante des politiques cantonales en matière institutionnelle. La déclaration d’intention politique des cantons s’appuie sur des bases légales et parallèlement elle est soutenue par des incitations matérielles à la fusion. Les projets de fusion  se multiplient, mais, contrairement à cette tendance, il faut relever à ce propos que, jusqu’il y a peu, les cantons qui ont un nombre élevé de communes n’ont pas fait nécessairement preuve d’un zèle prononcé.

Tendance à la hausse depuis l’an 2000

Alors qu’à sa création la Suisse comptait plus de 3000 communes, depuis les années 1990, ce nombre n’a pas cessé de diminuer. Au cours des vingt dernières années, la tendance à la concentration s’est encore accentuée vers moins de communes, toujours plus importantes.

Entre 1990 et 2000, le nombre de communes a diminué de 122. Depuis 2000, ce sont près de 600 communes qui ont disparu. Soit 40 communes de moins en moyenne chaque année. L’épidémie se propage. Entre 1960 et 1990, soit en trente ans, le nombre de fusions a été de 74, alors qu’il a été de 79 pour la seule année 2008 en Suisse.

Début 2013, la Suisse comptait encore 2408 communes. Cette année-là, au total, 75 communes ont choisi de fusionner en 19 unités administratives plus importantes avec effet au 1er janvier de l’année suivante, selon un document publié par l’Office fédéral de la statistique (OFS). « Depuis le 1er janvier, la Suisse compte 56 communes de moins ! » claironnaient aussitôt les médias au début de l’année 2014. La tendance aux fusions de localités s’est maintenue en 2015. De nouveaux projets ont été initiés. D’autres vont venir… Selon une étude de l’Université de Berne, une commune sur deux discute actuellement d’une possible fusion ou d’un rapprochement intercommunal. C’est certainement assez proche de la réalité.

Ces dernières années, plusieurs cantons ont mis en place des politiques volontaristes pour encourager les fusions. Vaud, le Valais, Fribourg, Jura, Berne, Lucerne ou encore le Tessin sont de ceux-là. Avec des aides en espèces. En Valais, les quatre communes engagées dans le projet Crans-Montana recevraient ainsi quelques 5.8 millions de CHF. Du côté de Fribourg, la nouvelle commune du Gibloux (1700 habitants) touchera 1.7 millions de l’Etat. L’Etat promet même une enveloppe de 28 millions de CHF à la « mégafusion » gruyèrienne. Si ça ce n’est pas un « appel du pied »… Certains cantons se montrent à la traîne et les députés ne manquent pas de le rappeler : dans le canton de Vaud, le barème offrait un montant de base de 250 CHF par habitant avec un plafond à 1500 habitants par commune, une misère !

Projets concrets de fusion selon le canton

Une évolution dans l’argumentation, tendance NGP

Maintenant, lorsqu’un canton compte de nombreuses communes sur son territoire, il manifeste davantage d’intérêt pour d’éventuelles fusions. Si un canton a l’impression que les communes ont tendance à se heurter à des limites de performance lors de l’accomplissement de leurs tâches, il prend aussi plus souvent l’initiative de faire fusionner les communes. Il en va de même pour les cantons où un nombre important de communes ont été déficitaires au cours de quelques années. Certains grands cantons suisses plus particulièrement voient maintenant dans les fusions de communes une nécessité, tout comme ceux dans lesquels les dépenses communales sont disproportionnées par rapport aux dépenses du canton et des communes prises dans leur ensemble. Par contre, sur un plan purement statistique, l’existence en soi de petites communes ne déclenche pas  un intérêt plus marqué des cantons pour des fusions.

La question financière reste bien sûr le nerf de la guerre dans la question des fusions et un levier efficace de conviction. Les communes qui ont discuté d’une éventuelle fusion avec une ou plusieurs communes voisines ou qui mènent déjà des projets concrets en ce sens sont souvent moins bien loties financièrement que la moyenne des communes suisses. Dans ce sens, les incitations financières et tous les moyens d’encouragement aux fusions ont l’effet escompté par les autorités : engager les communes dans cette voie. Nous allons l’analyser.

Les arguments en faveur des fusions ont fondamentalement changé en Suisse. Les valeurs identitaires et de démocratie directe sont supplantées par des considérations d’efficience et de professionnalisme. Les petites communes rurales étaient aidées par des systèmes cantonaux de péréquation financière qui sont aujourd’hui remis en question. Elles « peinent quelques fois à trouver des autorités politiques » et « sont dépassées par la complexité juridique et technique des tâches qui leur sont confiées par le canton ».

Ces arguments n’avaient cependant pas d’écho, il y a peu de temps encore. Et, afin que l’accomplissement des tâches puisse aussi être garanti dans les petites localités, les communes suisses, jalouses de leurs prérogatives, s’employaient depuis le 19e siècle surtout à la collaboration intercommunale.

La Suisse s’est donc essentiellement focalisée sur cette forme de collaboration, bien que d’autres mesures de réforme aient également été à l’ordre du jour depuis quelques années, menant lentement le pays à la confluence du fleuve « fusion ».

Par ailleurs, depuis quelques années, le contexte sociétal n’est pas favorable aux  communes, elles subissent une pression croissante, car

  • D’une part, les tâches communales se sont multipliées et, d’autre part, elles sont devenues plus complexes et aussi plus interdépendantes.
  • Avec la récession économique générale, la situation financière des communes s’est aggravée et leur quote-part d’endettement, en particulier.
  • Le niveau d’exigence des habitantes et des habitants s’est accru, tout comme d’ailleurs leur propension à la critique, tandis que la disposition à assumer une fonction politique a plutôt baissé.

Les autorités aux avant-postes d’une stratégie volontariste

Le législateur confie généralement l’initiative d’engager une discussion sur une éventuelle fusion et de lancer des projets dans ce sens, au canton et, subsidiairement, à l’exécutif communal (municipalité resp. conseil communal, président de commune). A noter que dans les communes de plus de 10’000 habitants, les partis politiques, les membres du législatif ainsi que l’administration jouent quelques fois également un rôle moteur dans de tels projets.

En conséquence, la stratégie mise en œuvre est à peu près toujours la même. La démarche privilégiée consiste à procéder à une nouvelle répartition des tâches entre le canton et les communes (et par conséquent aussi en principe à modifier le régime de la péréquation financière), à encourager ensuite les communes à collaborer voire à fusionner à travers des révisions constitutionnelles, ou des lois incitatives, et à lancer des projets de modernisation qui s’inscrivent globalement dans le cadre d’une Nouvelle Gestion Publique (NGP) [1]. La révision des lois sur les communes est une réforme subséquente, et souvent la mise à jour des législations constitue le fondement de nouvelles autres réformes.

Selon les cantons, la stratégie mise en œuvre est plus ou moins contraignante. Pour l’instant, tous les cantons ne cèdent pas encore à la tentation d’utiliser tous les raccourcis possibles pour parvenir aux fusions, mais la tendance est là. Ainsi, si certains cantons se montrent actifs, voire même volontaristes, comme nous l’avons dit, à l’exemple de Fribourg ou du Tessin, d’autres montrent une attitude plutôt attentiste ou passive comme ce fut encore le cas du canton de Berne il y a quelques années. Mais cela change. Un article du Quotidien Jurassien du 29 mai 2009, est révélateur de cette tactique qui s’est petit à petit appliquée et qui traduit bien la volonté des cantons, et l’état d’esprit de ses acteurs, pour arriver à une acceptation des fusions par la population :

Le canton de Berne souhaite faire le forcing

(src :Le Quotidien Jurassien vendredi, 29 mai 2009, p. 11)

Le directeur de la Justice, des Affaires communales et des Affaires ecclésiastiques, Christoph Neuhaus, a rencontré mercredi à Péry les représentants des communes du Jura bernois pour les informer sur la modification de la Constitution liée aux fusions de communes […]. Une cinquantaine de personnes a répondu à l’invitation.

La loi sur les fusions de communes vise à fournir une base légale pour l’aide aux fusions, avec des incitations financières. Alors que le canton compte à ce jour 392 communes, l’objectif est de réduire ce nombre à 300 à l’horizon 2017. «Je sais que c’est très optimiste», a déclaré Christoph Neuhaus.

La loi donnerait également la compétence aux autorités cantonales – Conseil exécutif ou Grand Conseil – d’imposer une fusion dans deux cas de figure: lorsque les communes concernées sont dans l’incapacité de fournir des prestations et lorsqu’une fusion à plus de deux communes échoue alors que la majorité des citoyen(ne)s y est favorable.

Le président de l’Association des communes bernoises, Lorenz Hess, a vanté les vertus du projet de loi: «Le canton n’intervient qu’en dernier recours et n’est pas obligé d’imposer la fusion. Il peut ainsi tenir compte des spécificités de chaque commune», a-t-il déclaré.

Les scénarios les plus optimistes prévoient une votation populaire en 2012. La loi entrerait alors en vigueur en 2013, pour une durée limitée de quatre ans.

A l’issue de la présentation, les édiles du Jura bernois ont pu poser leurs questions: «Est-il possible d’augmenter les incitations financières?» Non, la situation économique actuelle invite à la prudence. «Des fusions intercantonales sont-elles possibles?» Ça n’a pas été étudié et c’est déjà suffisamment compliqué à l’intérieur d’un seul canton. «Le Conseil-exécutif ne pourrait-il pas mener campagne lors d’une votation sur une fusion?» «Pourquoi pas, mais ça a tendance à faire l’effet inverse», a estimé Christoph Neuhaus.

Nous reviendrons dans un prochain chapitre sur l’analyse de ces moyens, souvent peu démocratiques, mis en œuvre pour promouvoir les fusions.

En résumé :

Au 1er janvier 2016, la Suisse compte 2 294 communes. Ce nombre a décru fortement pendant les années 2000, près de 20 % des communes ayant disparu par fusion pendant cette période. Le tableau suivant montre le nombre de communes au 1er janvier de chaque année :

 

Année 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1991
Nombre 3095 3085 3074 3050 3029 3022 3021 3018
Année 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
Nombre 3017 3015 3013 2975 2940 2929 2915 2903
Année 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007
Nombre 2899 2880 2865 2842 2815 2763 2740 2721
Année 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016
Nombre 2715 2636 2596 2551 2495 2408 2352 2324 2294

Outre Fribourg (-48%), les cantons les plus actifs ont été la Thurgovie (-55.3% de communes depuis 1980), le Tessin(-45.3%), les Grisons (-41.3%) et Neuchâtel (-40.3%) avec deux « coups » très médiatisés, Val-de-Ruz et Val-de-Travers.

Malgré le côté nostalgique ou suranné que cette affirmation peut comporter aux yeux de certains, je relèverai qu’il n’est pas indifférent que tous les cantons dits « primitifs » restent droits dans leurs bottes pour défendre les prérogatives démocratiques des communautés locales.

Mais revenons à la lente gestation du concept de fusion dans la Suisse francophone.

 

[1] Concept né dans les années 1970 qui nie – ou en tous cas minimise – toute différence de nature entre gestion publique et gestion privée.