Vision économique du monde
Si l’on doit accorder peut-être quelque vérité au slogan de mai 68 disant « tout est politique », la réalité des années suivant les trente glorieuses est plutôt restée collée à celui de Karl Marx qui prétendait, dit-on, que « tout est économique ». En tout état de cause, l’impact du monde économique au tournant du siècle est resté primordial et déterminant. Son influence s’est même amplifiée au point d’imposer les questions de coût, d’efficacité dans la gestion publique également.
L’interventionnisme de l’OCDE, organisme économique, notamment en Finlande et en France sur le sujet de la taille des communes[1], est un bon exemple d’ailleurs de l’emprise énorme qu’a prise l’économie sur la politique. Cette emprise est maintenant telle, suite à la généralisation des théories de la Nouvelle Gestion Publique (NGP), qu’elle en est même au point de la phagocyter, de la vider de sa substance et de la soumettre totalement, si bien qu’on peut affirmer qu’elle est une des principales (si ce n’est la principale) raisons de ce mouvement de fusions qui s’étend dans notre pays et en Europe.
La Nouvelle Gestion Publique (NGP)
La complexité croissante et la nouvelle dynamique de l’environnement générée par la vie de plus en plus urbaine accroissent les besoins de gestion centralisée, de coopération et de coordination renforcées des communautés locales.
Depuis les années 1980, une conception de la gestion des communautés publiques s’est lentement imposée, en même temps que se mettait en place la mondialisation économique. C’est ce qu’on a appelé la Nouvelle Gestion Publique.
Quelques points, révélateurs du lent phagocytage du politique par l’économie, sont caractéristiques de cette manière de gérer les communautés publiques :
- L’application de méthodes de gestion ayant fait leurs preuves dans le secteur privé
- L’introduction d’éléments propres à l’économie de marché et aux principes de la concurrence
- La gestion axée sur les prestations et les résultats
- Les citoyen(ne)s sont considérés comme les « clients » de l’administration publique. Ils sont consommateurs de « prestations »
- Les approches managériales sont tirées des sciences de l’organisation
- L’approche dite du « principal-agent » (selon la théorie de l’agence utilisée en économie industrielle) spécifie la refonte des rapports contractuels régnant au sein de l’administration, ainsi que d’une répartition claire des compétences. Celles-ci sont réglées par un contrat d’après lequel une ou plusieurs personnes (le principal) engage une autre personne (l’agent) pour exécuter en son nom une tâche quelconque qui implique une délégation d’un certain pouvoir à l’agent.
- La focalisation sur l’efficience et l’efficacité de l’accomplissement des tâches étatiques
- La séparation entre les tâches stratégiques et la mise en oeuvre au niveau opérationnel
La transposition de la logique économique au niveau politique
La professionnalisation voulue du personnel politique transpose toujours plus la logique économique (producteur / consommateur) au niveau politique : les électeurs deviennent des consommateurs de politique, les hommes politiques des producteurs de politique.
Cela a pour conséquence, comme en économie, d’amener une adaptation du producteur politique à la demande politique. En d’autres termes, le personnel politique a tendance à privilégier la prise de décisions propres à satisfaire son électorat, lui-même de plus en plus soumis à de nombreuses pressions ou manipulations. L’homme politique a « ses » électeurs… Cette idée que l’électorat puisse être un objet de possession est-elle tolérable en démocratie ? On constate que de plus en plus les électeurs sont captifs des avantages promis et des avantages acquis.
Mais tout ne peut être considéré à travers le prisme de l’économie. Certaines prestations, certains avantages offerts par nos cantons, nos communes ne peuvent être évalués à l’aulne d’une gestion d’entreprise.
Autre aspect de cette prééminence de l’économique sur le débat politique dans la question des fusions, c’est le fait que celles-ci visent avant tout des économies de gestion qui, soit dit en passant, dans la foulée entraîneront une restructuration et éventuellement le licenciement d’une partie du personnel: si cinq communes fusionnent; quatre administrations disparaissent pour n’en faire qu’une, et avec elles des places de travail. La Nouvelle Gestion Publique considère la commune comme une entreprise et les aspects humains de la communauté locale, relationnels et politiques (de société et de destinée) passent à l’arrière-plan, voire sont oubliés.
Une commune se gère-t-elle comme une entreprise ?
Gérer, c’est prendre des décisions qui concernent l’avenir, en fonction d’objectifs et sous des contraintes souvent financières.
Cependant, gérer une commune comme une entreprise est une aberration, car ces deux organisations humaines sont différentes à bien des égards.
Elles n’ont pas les mêmes fonctions L’entreprise a pour fonction principale de produire des biens et des services destinés à être vendus sur un marché à des clients. La commune est une institution regroupant des citoyen(ne)s. Elle a entre autres pour mission de mettre à leur disposition des services répondant à leurs besoins. Ces services sont publics, donc pour tous et correspondent à l’intérêt général.
Elles n’ont pas les mêmes objectifs, les mêmes buts et les mêmes finalités. L’entreprise a pour objectif principal la réalisation d’un maximum de bénéfices revenant au(x) propriétaire(s) du capital. La commune, collectivité locale, a pour objectif essentiel l’amélioration du bien être de la population. Bien être qui passe notamment par :
- l’existence de services publics de qualité en quantité suffisante
- l’amélioration du cadre de vie et de la sécurité
- la contribution équitable de chacun au financement ou à l’exécution des services publics de la commune, qui est la base de la solidarité entre les habitants
Ainsi, pour ne citer que deux exemples, pensez-vous que des fortes augmentations des participations financières payées par les familles à la commune pour la restauration scolaire et la garde des enfants, sous un prétexte d’équilibre budgétaire, soient un exemple de solidarité entre les habitants ? Avec la mise en place de cette conception très libérale, pour ce type de services publics, ce sont avant tout les utilisateurs qui doivent payer une forte part du service rendu ; la notion de solidarité s’estompe alors au profit de l’individualisme. Voulons-nous cela? Si l’on pousse plus loin ce type de raisonnement où l’égoïsme triompherait; pourquoi un couple sans enfant participerait-il alors par le biais de l’imposition locale, au financement de la cantine communale, aux associations sportives, s’il ne fait pas de sport…etc.…?
Elles n’ont pas les mêmes contraintes. L’entreprise a des contraintes économiques c’est-à-dire de coûts et de marché. Le financement des activités est assuré par des capitaux privés et leur rentabilité doit être assurée. La commune a des contraintes essentiellement administratives ou réglementaires, mais aussi financières. Son financement est assuré par les taxes, les dotations de l’Etat, pour une large part et par l’imposition locale. L’équilibre budgétaire, dépenses-recettes, est la règle impérative
Une commune n’a pas à dégager de bénéfices, mais seulement des excédents budgétaires pour mieux investir.
Si la rentabilité des capitaux, souvent immédiate, à court terme est le principal critère dans la gestion d’une entreprise, la recherche du bien être de la population, la poursuite de l’intérêt général doivent être ceux qui guident les décisions des élus.
Afin d’illustrer ces propos, parce que la notion de rentabilité financière semble être devenue prépondérante par rapport à celle de service public, pour baisser les dépenses de fonctionnement de la commune selon les méthodes de la NGP, on peut diminuer le nombre d’employés communaux (en période de chômage intense les intéressés vont apprécier). Afin de compenser cette mesure, de plus en en plus de travaux sont confiés ensuite à des entreprises privées (entretien de certains espaces, de bâtiments, etc.). Les habitants et contribuables jugeront si les tâches sont effectuées au meilleur rapport qualité/prix… puisque cela reste le critère d’appréciation !
Pour toutes ces raisons une commune ne se gère pas comme une entreprise.
L’attractivité fiscale, nouvel étalon du bien-être
Si l’on en croit ses promoteurs, la fusion, c’est le beurre, l’argent du beurre et… l’attractivité fiscale pour tous. Ignorant le fait, que nous avons cité auparavant, qui a déjà poussé 8 communes fusionnées en 2004 à relever le taux d’impôt[2] qu’elles n’arrivent plus à tenir après à peine une législature, les candidates à la fusion nous promettent systématiquement un taux à la baisse. Ignorant le fait que ce souhait sous-jacent d’attirer de nouvelles entreprises et de nouveaux habitants induit également une dépendance conjoncturelle et des charges d’infrastructure toujours plus grandes, elles oublient finalement que construire notre avenir communautaire sur la concurrence fiscale avec les communes voisines, ne semble pas une garantie de durabilité et nous désigne clairement comme rival auquel il conviendra de « ravir des parts de marché ».
Cette « optimisation » est censée assurer l’attractivité fiscale de la nouvelle commune et permettre de garantir le maintien des prestations offertes. Attractivité fiscale signifie fiscalité basse et, donc, souhait d’une augmentation du nombre d’habitants, du nombre d’entreprises, mais signifie aussi, selon les choix qui sont faits, extension de la dépendance conjoncturelle et charges supplémentaires notamment. Sont montrées du doigt des charges liées indirectement à cette nouvelle attractivité telles l’aide sociale et les structures d’accueil de la petite enfance.
Sans doute qu’à l’époque des premières fusions, ces paramètres n’étaient pas aussi pertinents qu’aujourd’hui avec le contexte de marasme économique et de concurrence acharnée que nous connaissons.
Partout le même schéma est appliqué. Ce qui pouvait être, à une époque, la meilleure solution dans une réflexion sur un cas particulier, est devenu un concept, un « patron » appliqué au découpage standard du territoire.
Va-t-on drainer plus de rentrées fiscales avec une commune unique plutôt qu’avec plusieurs communes indépendantes. La fiscalité est basée sur les personnes physiques et morales de l’entité considérée. Il n’y en a pas une de plus, et donc, au total, pas plus d’argent dans l’un ou l’autre cas.
Pas plus d’argent donc. Mais des projets qui enflent, des prétentions de faire plus avec autant, voire moins. Des moyens à mettre en œuvre qui enflent aussi, qui rendent obsolètes ceux qui suffisaient pour une petite taille, qui étaient maîtrisables facilement, simplement, qui ne nécessitaient que peu d’infrastructure, que peu d’entretien, que peu de spécialistes, quasiment pas de « professionnels »…
D’un point de vue croissanciste, la capacité économique des cantons est affectée par une structure de communautés à petite échelle. Ceux-ci ont besoin de structures d’envergure pour leur permettre de se profiler de manière attractive dans la rivalité cantonale constante et il est clair que leur tâche serait simplifiée du fait d’une réduction du nombre de communes à soutenir via la péréquation financière. (Mais est-ce là le seul but que les cantons doivent poursuivre ?)
Cette rivalité concernant l’attractivité économique des cantons, se reporte sur les outils de cette attractivité et donc la réduction du nombre de communes. Ainsi, il n’est pas rare de percevoir au fil des débats dans les parlements cantonaux, des allusions aux meilleurs résultats obtenus dans le domaine des fusions de communes par tel ou tel canton, la question se déplaçant sur l’efficacité des mesures prises pour obtenir encore plus rapidement des fusions de communes, le pourquoi de chacune d’elle n’étant déjà depuis longtemps plus un thème…
Disons-le tout de go: cette attractivité fiscale promise est avant tout un argument de campagne pour décider les citoyen(ne)s à voter en faveur de la fusion et s’avère rapidement un leurre une fois la période transitoire écoulée et le dur retour à la réalité.
Et maintenant que ce premier pas est fait et que le mouvement est lancé, les discussions autour de la réforme de la fiscalité des entreprises va peut-être couper la belle branche sur laquelle tout le monde est assis ! Là on ne parlera plus d’attractivité fiscale, mais d’attractivité terrestre !
[1] voir le chapitre « Les fusions ailleurs »
[2] cf page 112