Voici le débat autour des fusions de communes revenu à l’agenda politique des villes suisses. Fribourg élit ainsi prochainement les membres de l’assemblée constituante de ce qui pourrait devenir une commune de 75 000 habitants. Cette expérience va probablement raviver ailleurs en Suisse ce sujet stratégique et cela est une nécessité, car malgré l’enthousiasme des promoteurs des fusions, le débat sociétal ne s’est pas encore fait. Loin de n’être qu’un aggiornamento technique renforçant l’efficience de l’action publique locale, la fusion de communes touche à un choix de valeurs et aux fondements de notre pratique démocratique.

Il s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne d’une controverse qui a occupé les sciences politiques tout au long du XXe siècle en Europe et en Amérique du Nord, en mettant en opposition l’autonomie du local et l’efficience collective. Ce débat s’est articulé autour de deux chapelles de pensée, une d’obédience libérale, l’autre plutôt étatiste. La première a mis en avant le lien entre le maintien des petites communes et la proximité du citoyen avec l’autorité. Elle a aussi relevé que la présence de plusieurs communes au sein de la même aire urbaine permettait de répondre aux différentes aspirations des citoyens, qui n’avaient ni tous les mêmes envies de cadre de vie ni tous les mêmes besoins en services publics. La seconde a constamment appelé à plus de justice spatiale, en proposant la fusion des communes de l’aire urbaine pour garantir l’égalité des chances et de traitement à tous ses citoyens.

Il n’y a que des mariages de raison

Plusieurs recherches que nous avons menées récemment à l’EPFL montrent que les acteurs politiques suisses mobilisent sans cesse – souvent sans le savoir – le débat théorique autour de ces valeurs. Or, loin d’être anecdotique, cette découverte doit être prise en compte pour dépasser l’opposition stérile entre les seuls extrêmes que sont la fusion ou le laisser-aller.

Au lieu de fusions, c’est à la création d’un nouveau forum démocratique urbain qu’il faudrait s’atteler

Premièrement, les précédentes fusions communales n’ont jamais été autre chose que des mariages de raison. Croire que la conjonction des valeurs va aujourd’hui renouveler les fusions des années 1930, celles qui ont vu Genève avaler les Eaux-Vives, Plainpalais, ou Zurich ses banlieues, est une illusion. Les fusions de 1930 n’ont pas été des mariages de valeurs, mais bien des unions de raison face à la quasi-faillite des communes suburbaines. C’est oublier aussi les dynamiques spatiales qui ont eu lieu depuis, avec une sortie massive des villes et l’invention de la sub- puis de la périurbanisation qui ont profondément clivé d’une part les villes-centres, économiquement et démographiquement affaiblies et d’autre part leurs couronnes désormais plus aisées.

La démocratie jeffersonnienne

Secondement, le terreau suisse nous semble favoriser largement l’appréhension libérale des valeurs relatives à l’autonomie et à la proximité du local. Notre étude des processus démocratiques locaux montre un attachement particulier, voire même consubstantiel, à ce que les Américains appellent la démocratie jeffersonnienne, c’est-à-dire la conviction que l’enracinement dans le local et l’autonomie de celui-ci sont la meilleure garantie pour le fonctionnement de l’Etat.

Pour ces raisons, il faut admettre que les fusions de communes en Suisse ne seront pas un mariage de valeur et que si elles apportent des améliorations elles engendrent aussi des pertes. Certains problèmes régionaux ne peuvent certes plus être réglés par les seules communes, mais faut-il pour autant renoncer à la richesse de la démocratie locale qu’elles rendent possible? Au lieu de fusions, c’est à la création d’un nouveau forum démocratique urbain qu’il faudrait s’atteler, propre à se saisir des défis régionaux, mais maintenant le local et sa proximité exceptionnelle entre l’autorité et le citoyen comme fondement de notre pratique démocratique.