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Chapitre 5 – L’euthanasie de la commune
Première partie
En regard de la dénonciation de l’Etat centralisé se trouve la volonté de réformer le pouvoir local.
La volonté de réforme s’est même, dans ce domaine, exprimée plus tôt que pour l’Etat : rappelons-nous que le général de Gaulle était tombé en 1969 à la suite d’un référendum qui portait en partie sur la décentralisation, dont une des principales dispositions, la création d’un échelon régional élu , fut reprise dans une loi de 1972.
La fermentation intellectuelle sur ce sujet continua tout au long des années soixante-dix et aboutit aux grandes lois de décentralisation, dites lois Defferre, portées par la gauche, de 1982 et 1983. Depuis lors, que la gauche ou la droite aient été au pouvoir, le processus de décentralisation n’a cessé de se poursuivre, s’exprimant dans toute une série de lois tendant à remanier toujours plus le paysage local, tout en renforçant le pouvoir des grands élus locaux.
Trente ans après, la situation de la France a tellement évolué que ce vieux pays que l’on disait viscéralement centralisé, a aujourd’hui les collectivités locales (au moins les grands élus) les plus libres d’Europe, aux attributions les plus larges en matière d’investissements civils, mais il est aussi celui où elles sont les plus bureaucratiques, pléthoriques et dispendieuses.
Les partisans de la décentralisation considèrent que celle-ci ne pourra être totalement accomplie que si les entités locales héritées de l’histoire sont redessinées, formatées pour être en mesure d’exercer pleinement leurs nouvelles responsabilités. Deux problèmes principaux les préoccupent : le nombre excessif de communes et le nombre, également jugé excessif, de niveaux administratifs, ce qu’il est convenu d’appeler le « millefeuilles » local.
36 793 communes sans problème
La France compte 36 793 communes, ce qui est sensiblement plus que la plupart des autres pays d’Europe. Et après, dira-ton ? Pourquoi cela serait-il considéré comme un problème au point que depuis quarante ans les gouvernements successifs se soient acharnés à réduire ce nombre ?
C’est précisément ce que l’on se demande.
Ce morcellement coûterait-il trop cher ? C’est l’idée que l’on a tenté de vendre au grand public au travers de journalistes toujours preneurs de clichés. En réalité, c’est le contraire. Nos 36 793 communes furent longtemps une source d’économie parce que près de 35 000 étaient des communes rurales gérées avec parcimonie par des élus généralement agriculteurs et propriétaires fonciers, désireux de limiter les impôts locaux. L’indemnité des maires des petites communes est encore plafonnée à 643 € ; beaucoup restent encore en-deçà du plafond. Une association de contribuables a longtemps fait campagne contre le gaspillage que les 525 000 élus de ces communes représentaient. Assez typique d’une certaine superficialité parisienne, celle là même qui inspire tant de mauvaises réformes, cette association oubliait que, sur ce nombre, près de 400 000 étaient bénévoles.
Pas davantage on ne saurait prendre au sérieux l’accusation, bien connue, de gaspillage ; toutes ces petites communes faisaient, disait-on, des doublons en ayant chacune sa salle des fêtes ou son terrain de football alors qu’elles auraient fait des économies en mutualisant ces équipements. Autant dire qu’il est dommage que chaque famille ait sa voiture alors qu’une pour deux ou trois familles suffirait ! La salle des fêtes, remplaçant généralement le bistrot fermé, est, comme l’église et le cimetière, un élément identitaire et convivial auquel on ne saurait appliquer la rationalité ordinaire. Au demeurant, des « gaspillages » au moins aussi grands s’observent au sein des communautés de communes ou d’agglomération où, pour des raisons d’équilibre politique, le même équipement est installé dans deux ou trois communes. Dans les villes, chaque quartier a sa salle.
Ces 36 793 communes étaient-elles un frein à la modernisation et à l’investissement public ? Absolument pas. Elles ont pu le paraître dans les années cinquante, où la France était encore à moderniser et où l’Etat se préoccupait de vider les bas de laine des paysans pour qu’ils investissent. C’est alors que furent mises en place dans les dotations de l’Etat des « primes à l’effort fiscal », dont certaines, ô paradoxe ! sont encore effectives ! Mais bien avant la loi Joxe de 1992, cette question ne se posait plus. L’équipement des communes, grandes et petites, était considérable. Il avait été réalisé directement par les municipalités, avec des subventions de l’Etat ou des départements, ou bien par les nombreuses structures de coopération intercommunales qui s’étaient mises en place au fil des ans, assurant une coordination légère et au cas par cas en matière d’eau, d’assainissement, de voierie, d’adduction d’eau, de construction et gestion d ‘équipements sportifs ou culturels. Plus de 20 000 syndicats permettaient de répondre de manière souple à la plupart des besoins des communes, à la ville comme à la campagne, tout en respectant la personnalité de chacune. A partir des années quatre-vingt, le développement systématique des syndicats à vocation multiple, à l’échelon du canton ou des districts en ville assurait une large couverture territoriale.
L’ancienne structure était-elle un frein au développement économique ? Il faut une singulière ignorance du monde de l’entreprise pour l’imaginer. A la rigueur pouvait-on considérer que le dispositif péchait sur le plan de la coordination : mais le développement est d’abord l’affaire du secteur privé. Or grâce à une fiscalité plus faible, les petites communes se révélaient attractives pour les entreprises qui voulaient s’installer en milieu rural. Aucun chef d’entreprise ne s’est d’ailleurs jamais plaint de se trouver dans une petite commune ; il y pouvait dialoguer plus facilement avec les élus locaux, entrer au besoin au conseil municipal. Si une coordination intercommunale était nécessaire, il suffisait de donner une impulsion aux syndicats ayant cette destination, tels les syndicats de pays, sans chercher à intégrer à toute force, comme on l’a fait, les communes.
La promotion des structures intercommunales s’est au contraire traduite partout par une politique locale d’aménagement du territoire axée sur la multiplication de structures publiques, générant plus d’impôts que d’emplois.
Les 36 793 communes étaient-elles enfin injustes fiscalement ? C’est ce qu’on a dit du fait que les impôts étaient généralement plus faibles dans le petites dont les habitants profitaient, sans les financer directement, des avantages de la ville voisine. Cela est encore faux : le plus fable niveau de la fiscalité en zone rurale résultait presque toujours du souci de la bonne gestion. Les habitants faisant leurs courses dans les centres urbains, y finançaient de manière indirecte la taxe professionnelle et légitimaient ainsi le fait qu’ils y aient aussi profité des investissements d’intérêt collectif. L’injustice était plutôt en sens inverse : la dotation de fonctionnement versée par l’Etat aux communes à partir de 1968 augmentait , par habitant, avec la taille de la commune , à la fois parce qu’elle prenait le relais de l’ancienne taxe sur les salaires et parce qu’elle était fondée sur les dépenses réelles de fonctionnement et donc le fait que, toujours per capita, l’administration coûtait non pas moins cher, comme l’eut voulu la théorie des économies d’échelle, mais plus cher dans les grandes entités, sans que les services y soient forcément meilleurs.
Face à ces inconvénients imaginaires, les avantages de notre dispersion communale étaient bien réels : elle assurait une démocratie de proximité qui aurait sans doute été nécessaire aussi dans les villes si on y avait développé autant qu’il l’aurait fallu les conseils de quartier ou d’immeubles ; elle assurait un supplément de convivialité qui est très précisément ce qui manque aux grands ensembles urbains. A côté de maires disponibles, des secrétaires de mairie généralement serviables et polyvalents rendaient – et rendent encore – à la population des services bien au-delà de leur mission, comme par exemple l’information de jeunes à la recherche d’un logement ou l’aide aux personnes âgées en matière de sécurité sociale. Dans combien de communes rurales, a-t-on pu voir, le dernier week-end de Noël, les maires conduire eux-mêmes bénévolement les déneigeuses ? Cette structure dispersée représentait la véritable décentralisation avec un petit d : celle qui permet aux affaires publiques d’être traitées au plus près des citoyens et dans la plus grande transparence.
De fait, aucun citoyen, aucun usager, aucun chef d’entreprise ne s’était jamais plaint que la France compte 36 793 communes. Voilà l’exemple même du faux problème inventé par une technocratie en mal de rationalité purement arithmétique et pour laquelle le fait que les communes soient si nombreuses – et plus qu’ailleurs – était la source d’insupportables démangeaisons. Autant dire que 20 millions de familles, c’est trop et qu’il faut les regrouper ! Selon un mécanisme typiquement idéologique, la volonté de réformer la structure communale était la solution à un problème qui ne se posait pas et, par là, la source de nombreux problèmes qui ne se seraient pas posés si on n’avait rien fait.
En disant qu’il n’y avait pas de problème global du morcellement communal, nous ne nions pas l’existence de difficultés ponctuelles, surtout dans les agglomérations où certaines communes qui concentraient les activités, avaient bien plus de ressources fiscales que les communes résidentielles, où le développement et les transports méritaient d’être organisés sur une base globale. Mais ces problèmes étaient déjà résolus ou en voie de l’être au coup par coup par les structures de coopération légères mises en place au cours des années soixante-dix et quatre-vingt : communautés urbaines, districts ou SIVOM. A la différence de ceux que l’on a inventés depuis, ces dispositifs pragmatiques ne posaient pas comme objectif final la fusion complète d’entités humaines vivantes héritées de l’histoire.
De Joxe à Sarkozy, vingt ans de guerre à la commune
De même qu’il y a en France une guerre contre l’Etat, il y a depuis près de quarante ans une guerre contre la commune. Elle se limita à une première salve, inoffensive, avec la loi Marcellin de 1972 organisant sur une base volontaire les « fusions de communes » assorties d’ incitations financières. Bien peu de communes acceptèrent de fusionner et beaucoup de celles qui l’avaient fait « divorcèrent » ensuite, tout en gardant les subventions.
L’offensive lancée avec la loi du 6 février 1992, dite loi Joxe, eut une toute autre envergure. Son l’objectif était de réduire à terme la diversité communale mais il ne devait être atteint que par étapes.
On n’avoua que rarement que l’objectif final était l’abolition des petites communes et même, aujourd’hui, des grandes. Quand elle entreprit de faire la guerre aux communes, la technocratie française n’avait cependant pas les moyens de Staline déclarant la guerre aux paysans ou de Ceaucescu, soucieux lui aussi de rationaliser le monde rural et ambitionnant de remplacer les villages traditionnels par des blocs HLM « au carré ». Il lui fallut donc biaiser. Dans ce festival d’hypocrisie, on se proposait de vider peu à peu de leur substance les communes comme on chloroforme les petits chats.
Mais dans la guerre au réel, il faut toujours composer : pour éviter que la production s’effondre sous l’effet de la collectivisation, le communisme laissa aux paysans des lopins individuels. On laissa aux communes des attributions résiduelles, tel le pouvoir de police du maire ; on fit au départ des ensembles intercommunaux à dimension humaine, le plus généralement de la taille du canton.
Lancée par la gauche, la mécanique fut reprise par la droite, puis la gauche, puis la droite encore. Il y eut la loi Pasqua (1995) puis la loi Chevènement (1999) : chaque fois, l’étau sur les communes se resserrait. La seule pause de ce rouleau compresseur mu par une technocratie impitoyable fut la loi Raffarin de 2004. Sans doute parce que l’ancien Premier ministre connaissait mieux la France profonde, dite d’ « en bas », pour la première fois, une loi de décentralisation ne portait pas atteinte aux pouvoirs des petites communes.
Les communes avaient été en 1992 encouragées à s’intégrer dans des communautés de communes (en zone urbaine, communautés de ville) destinées à se substituer aux anciens syndicats. Théoriquement libres d’adhérer, les petites communes furent soumises à une forte pression des préfets. Elles étaient privées de subventions si elles ne s’intégraient pas ; les « villages gaulois » qui résistèrent finirent par se rendre. La loi Pasqua établit même que les dotations de l’État seraient proportionnelles au degré d’ «intégration fiscale » des communautés désormais tenue pour une fin en soi. C’est-à-dire que, quittant sa neutralité, l’Etat faisait activement pression pour que l’intégration aille, quelque jugement que portassent les élus sur sa nécessité technique, aussi loin que possible. Le mouvement ne prit toutefois toute son ampleur qu’après que la li Chevènement ait permis aux nombreux présidents et vice-présidents des nouvelles structures de percevoir des indemnités substantielles.
Non seulement ce dispositif n’entraîna nulle part de vraie réflexion sur l’aménagement du territoire, mais il fut le point de départ d’ une explosion sans précédent des dépenses locales. Les nouvelles entités furent aussi le prétexte de recrutements massifs. La fonction publique territoriale a gagné 500 000 emplois en vingt ans ; on peut estimer qu’ environ 350 000 de ces nouveaux postes de fonctionnaires résultent du développement des nouvelles structures intercommunales, qui se sont livrées à des recrutements massifs, alors même que les effectifs des communes, qui auraient du diminuer à due proportion, continuaient d’augmenter.
Au départ, une des principales raisons d’être de ce dispositif était de faire des économies de gestion puisque on supposait, à tort , que la dispersion entraînait des gaspillages. On eut exactement l’effet inverse de celui qui était attendu : le nouveau système s’avéra un double encouragement à la dépense ; d’abord parce les nouvelles structures intercommunales, devaient justifier leur raison d’être en mettant leur signature à des projets souvent conçus sans réelle nécessité, ensuite parce que les mécanismes d’encouragement financier leur apportèrent une manne imprévue qu’il fallait bien dépenser, cela précisément au moment où des économies sur les budgets publics auraient été nécessaires .
La loi du 16 décembre 2010
L’idéologie ne fait jamais de concessions que provisoires : « Deux pas en avant, un pas en arrière » disait Lénine. Ce qui restait d’autonomie communale, le volontarisme sarkoziste s’est proposé de lui porter le coup de grâce par la loi du 16 décembre 2010, dite de réforme des collectivités territoriales, mais toujours sournoisement. Que les parlementaires aient rechigné à l’adopter se marque au caractère exceptionnellement serré des scrutins. Le vote n’en est pas moins acquis aujourd’hui.
C’est de manière fallacieuse que l’on a dit que la loi qui vient d’être votée par le Parlement «sanctuarisait la commune ». Sans aller jusqu’à reprendre ouvertement les propositions de la commission Balladur qui prévoyait son « évaporation » (sic), elle met néanmoins en place toutes les armes pour lui donner le coup de grâce. La mesure phare en est l’élection au suffrage direct des délégués communautaires : dans la phase intermédiaire qui commence en 1992, les instances intercommunales n’étaient élues qu’au second degré, l’élection reine demeurant l’ élection municipale ; il n’en sera plus de même : l’élection principale, même si au départ, elle est jumelée avec la première, sera l’ élection intercommunale ; de cadre démocratique fondamental, la commune ne sera plus qu’un cadre folklorique , où l’élection n’aura plus d’enjeu. Cette mutation, conjuguée avec l’intégration financière, vide de toute raison d’être la commune. D’autres mesures vont dans le même sens : le poids des petites communes dans les conseils communautaires est réduit, la création de « communes nouvelles » fusionnées est encouragée. Par-delà, se profile ce que la loi appelle pudiquement la « rationalisation de l’intercommunalité », ce qui veut dire le regroupement forcé des communautés existantes en grands ensembles intégrés rassemblant , non pas un ou deux cantons, mais des centaines de communes, ne laissant subsister que trois ou quatre grands ensembles par département. Il se peut même que la nouvelle commune soit le département actuel. Il ne devrait y avoir au terme du processus que quelques centaines de communes en France au lieu de 36 793. Ceux pour qui la rationalité se limite à l’arithmétique seront satisfaits.
Le gouvernement a seulement reculé sur deux points : le transfert du pouvoir de police du maire au président de la communauté (qui eut entraîné le recrutement de milliers de policiers professionnels en remplacement d’élus quasi- bénévoles) et la possibilité d’inclure de force une commune minoritaire dans une « nouvelle commune » fusionnée.
En revanche la loi de 2010 opère une subversion en profondeur du cadre communal dans les grandes villes où les communes sont appelées à être remplacées dans la plupart de leurs attributions par les « métropoles » plus vastes. Les pôles métropolitains, dans les agglomérations de moindre importance, pourraient avoir, à terme, la même destination.
Pour mesurer l’ampleur de la révolution ainsi projetée, il faut se souvenir que le cadre communal est le plus ancien qui soit : certains de nos villages remontent à l’époque celtique, d’autres aux temps gallo-romains, la plupart au Moyen Age ; il a revêtu au cours des âges des formes diverses, mais il a toujours été représenté par des communautés s’organisant librement. Le cadre communal a traversé tous les régimes, les municipalités de 1789 reprenant pour l’essentiel les attributions laïques des paroisses de l’Ancien Régime. Au terme de vingt ans de ce que certains appellent sans fard la « révolution intercommunale », la plupart des communes actuelles ne seront plus que des hameaux , seulement marqués par la limitation de la vitesse. Malgré les apparences, c’est une révolution presque aussi fondamentale à celle que firent les bolcheviks abolissant la propriété privée, qui s’accomplit.
Région et département
L’autre objectif de la loi sur les collectivités territoriales est, à terme, la fusion de la région et du département.
Le problème que l’on se propose ainsi de résoudre est celui du supposé excès de niveaux de collectivités, ce qu’on appelle familièrement le mille feuilles local qui va de l’Etat (pour ne pas parler de l’Europe) à la commune en passant par la région, le département et, à présent, la communauté de communes ou d’agglomération.
Disons tout de suite que ce n’est pas là un vice congénital de la France. Au XIXe siècle, après que la Révolution ait brutalement élagué la « broussaille féodale » et Napoléon reconstruit notre administration, l’administration de la France était très simple : il y avait l’Etat et il y avait la commune. Entre les deux, le département, créé en 1789, était, avec le préfet à sa tête, principalement un échelon administratif de l’Etat et de manière très embryonnaire jusqu’au milieu du XXe siècle, une collectivité territoriale aux attributions limitées, aux mains de notables parcimonieux.
La région fut instituée en 1972, au départ comme simple échelon de coordination économique dont les instances, composées de maires de grandes villes et de conseillers généraux, étaient élues au suffrage indirect. Elle ne devint une collectivité de plein exercice dont les instances étaient élues au suffrage direct, qu’en 1982.
S’y superposèrent, dans les conditions que l’on vient d’évoquer, en 1992, les communautés de communes et les communautés de ville. La loi Pasqua sur l’aménagement du territoire ajouta même entre le département et l’échelon intercommunal, le pays, structure légère de développement que l’on aurait pu prendre pour exemple de ce qui aurait pu être fait de bien, si elle n’était venue s’ajouter à une pyramide déjà bien chargée.
Ces développements appellent un certain nombre de remarques.
La première est que, au moins au départ, contrairement à ce que l’on prétend, il n’y avait pas plus d’échelons hiérarchiques en France que dans les autres grands pays : l’Etat central, la région (Land ou Etat dans les entités fédérales), le département et la commune existent, sous différentes formes aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie, en Espagne. Ce qui distingue ces pays est le poids respectif de ces échelons : en Allemagne, en Italie, le département est clairement subordonné à l’échelon du land ou à la région, ce qui n’est pas le cas en France où le total des budgets départementaux excède celui des budgets régionaux – mais la marge de manœuvre est bien plus grande sur ces derniers, en principe dégagés des tâches de gestion. Seule l’Angleterre fait exception. Margaret Thatcher, dans le but de réduire la dépense publique, procéda au cours des années quatre-vingt, en même temps qu’à une recentralisation féroce, à un élagage brutal du paysage local : ainsi le grand Londres ne comportait plus en 1990 – en plus de l’Etat central, très impliqué – qu’un échelon, celui de 33 « bourgs » , là où au même moment, l’Ile-de France comprenait, la région, le département ( identifié à la Ville de Paris) et plusieurs centaines de communes grandes et petites sans compter les structures intercommunales. Mais le gouvernement travailliste revint sur cette simplification en créant une administration élue du Grand Londres (ainsi que des gouvernements régionaux de type fédéral en Ecosse et au Pays de Galles).
La seconde remarque est que, comme on l’a vu s’agissant des communautés de communes, c’est qu’ en voulant simplifier qu’on complique. L’échelon intercommunal, destiné à absorber à terme la commune répondait, quant au fond, à un objectif de simplification. Faute qu’on ait pu effectivement, au moins jusqu’ici, résorber l’échelon communal, il s’avère qu’en voulant simplifier, on a compliqué et, de fait, ajouté un échelon (voire deux si on inclut le pays).
C’est très précisément ce que l’actuel gouvernement s’apprête à faire, selon une logique analogue, au travers su projet de loi de réforme des collectivités territoriales. Si le gouvernement Sarkozy avait décidé de fusionner brutalement région et département à la manière thatchérienne, le résultat eut été en effet une simplification. Mais faute d’oser – et heureusement ! – une réforme aussi radicale, on a biaisé : la région et le département subsisteront comme personnes morales distinctes mais seront administrées par les mêmes hommes (comme c’était un peu le cas entre 1972 et 1982 avec, alors, une prééminence du département). Le futur conseiller territorial, élu au scrutin de circonscription, sera tantôt conseiller général, tantôt conseiller régional.
Même si le nombre total des futurs conseillers territoriaux (3471) doit être un peu plus réduit que celui des actuels conseillers généraux et régionaux (4050) , il sera sensiblement supérieur à celui des conseillers régionaux actuels. Pas moins de 298 pour la région Rhône-Alpes, soit à peine moins que le Sénat! 250 en Midi-Pyrénées. Il faudra refaire dans toutes les régions les salles d’assemblées déjà construites à grands frais : l’Auvergne qui passe de 47 à 144 élus vient précisément d’inaugurer un nouvel hôtel de région qui a coûté 50 millions d’euros. On estime que la mise aux normes dans toute la France va coûter 600 millions €. Pendant ce temps, les salles des conseils généraux, construites à non moins de frais, s’avéreront surdimensionnées, voire inutiles. Comme il est prévisible que les futurs conseillers territoriaux, du fait de leur double vocation, cumuleront les avantages des conseillers généraux et régionaux, il y a fort à parier que, sur le seul plan des indemnités des élus, le nouveau dispositif coûte bien plus cher que l’actuel.
C’est à tort que l’on réduit cette loi à son aspect politicien. Il est vrai que, le scrutin de circonscription étant supposé plus favorable à la droite, le gouvernement en attend la reconquête des régions qui sont, toutes à l’exception de l’Alsace, passées à gauche. Le débat parlementaire s’est concentré surtout sur cet aspect des choses. Il était cependant possible de faire une manœuvre politicienne à moindres frais et sans introduire tant de complications.
L’explosion des dépenses locales
Que tout cela coûte cher, les Français qui ont vu l’explosion des impôts locaux au cours des trente dernières années le savent. Les budgets des collectivités locales ont été multipliés par trois en trente ans, les effectifs de fonctionnaires locaux par deux (sans que l’on ait vu, en parallèle une baisse des effectifs de l’Etat qui se sont contentés, comme on l’a vu, de plafonner avec moins d’attributions). Entre 2004 et 2009, les impôts régionaux ont augmenté de 90 % en Languedoc-Roussillon, de 69 % en Ile-de-France, de 41 % en Lorraine. Toutes collectivités comprises, les taxes locales ont encore augmenté de 6,7 % en 2009, dans un contexte de stagnation du revenu.
Certes la décentralisation était nécessaire, ne serait-ce que pour désengorger un échelon central auquel l’Etat providence avait conféré des attributions de plus en plus diversifiées et qui avait du mal à faire face. De fait, l’Etat français était plus centralisé au milieu XXe siècle qu’au XIXe dans la mesure où sa sphère d’action s’était considérablement étendue et jamais les préfets n’avaient concentré autant de pouvoirs qu’en 1980 : les délester était souhaitable.
La manière dont la décentralisation a été faite en 1982, sous l’égide de Gaston Defferre, n’a pas cependant été la meilleure. On s’est contenté de mettre fin à ce qui était tenu pour une anomalie juridique : la double fonction du préfet, à la fois représentant de l’Etat et exécutif de la région et du département. On a aussi « judiciarisé » la tutelle de l’Etat, considérant qu’elle serait plus justement exercée si c’était la juridiction administrative et non le représentant de l’Etat qui avait le dernier mot : illusion aussi ; cette tutelle a surtout cessé de s’exercer tout en devenant beaucoup plus complexe. Les préfets ont reçu la consigne de Chirac de garder des bonnes relations avec les élus locaux, de quelque bord qu’ils soient, et le contrôle des chambres régionales des comptes est trop tardif et trop formel pour faire vraiment peur.
Il reste que le paysage administratif français a considérablement changé en trente ans : comme l’œil continue de percevoir les étoiles éloignées dans l’espace, même si elles se sont éteintes depuis belle lurette, il y aura toujours des radoteurs pour dénoncer l’indécrottable « jacobinisme » de la France. Ils ignorent que les collectivités locales gèrent aujourd’hui près de 80 % des investissements civils et cela sans véritable contrainte. Les attributions qui leur manquent si on les compare à certains pays étranger, rémunération des policiers ou des enseignants, sont précisément celles sur lesquelles il y a très peu de marge de manœuvre. La réforme constitutionnelle de 2003 tendant à poser que la République française est décentralisée était inutile mais pas inexacte.
On peut certes mettre l’explosion des dépenses locales sur le compte de la croissance de la demande locale d’équipements collectifs et des transferts de charges par l’Etat : on dira ainsi que si les lycées, gérés désormais par les régions, coutent plus cher, c’est parce que la population demande qu’ils soient mieux entretenus. Mais la gestion de tout budget, public ou privé ne suppose-t-elle pas des contraintes et des arbitrages ; la satisfaction systématique des demandes comme si ces contraintes n’existaient pas n’est-elle pas une dispendieuse anomalie ?
Est-ce la demande locale qui justifie que les dépenses de communication ont augmenté au cours des dernières années de 108 % en Aquitaine, de 211 % en Ile-de-France, de 460 % en Languedoc-Roussillon, que les vœux de nouvel ans des Pays de la Loire coûtent 310 000 € ?
L’explosion des dépenses locales a également d’autres raisons.
Dans aucun pays d’Europe, les élus locaux n’ont autant de pouvoir pour engager des dépenses. « La France apparait comme le pays le plus décentralisé d’Europe, celui où le contrôle administratif est le plus faible, où la marge de manœuvre des élus en matière d’acquisition et d’utilisation de ressources financières est la plus large » (Jacques Ziller).
D’abord sur le plan juridique, où rien ne vient entraver leur liberté fiscale – qui est d’abord celle d’augmenter les impôts. Cela à la différence de ce qui se passe en Allemagne – où une enveloppe fédérale prédéterminée est partagée entre les länder et en Grande-Bretagne – où les augmentations des impôts locaux sont soumises à l’autorisation du ministre de l’intérieur.
Ensuite, sur le plan politique, où plus de la moitié des budgets locaux étant alimentés par des dotations de l’Etat ou des subventions d’autres collectivités, l’impôt local ne couvre qu’une partie de dépenses, ce qui affaiblit la responsabilité politique des élus. L’unicité du système de collecte, qui reçoit à la fois les impôts nationaux et les impôts locaux ne permet qu’aux citoyens les plus éclairés de les distinguer nettement. Aussi les élus ont-ils davantage intérêt à la dépense qu’à la parcimonie : les citoyens seront plus reconnaissants des bénéfices de la première que des effets de la seconde.
Le risque économique est évacué aussi : il n’ y a pas de procédure de faillite pour une collectivité locale comme il y en a aux Etats-Unis ( où 35 des 50 Etats se trouvent en cessation de paiement ! ), la capacité contributive des habitants étant supposée sans limite ; les banques peuvent donc prêter sans crainte aux collectivités locales , au détriment d’investissements industriels directement productifs mais plus risqués .
Ceux qui imaginent qu’une gestion décentralisée, plus près du terrain, est nécessairement plus efficace devaient être détrompés par la réalité quotidienne de trop de collectivités locales aujourd’hui. Zoé Shepard, elle-même employée de collectivité locale, montre dans un livre drôle combien l’efficacité du travail y laisse à désirer. Mais il y a plus grave : la récente affaire des Bouches-du- Rhône, après bien d’autres mettant en cause tant la gauche que la droite, n’est que la partie immergée de l’iceberg, laissant supposer un développement pour le mois alarmant da la corruption dans la sphère locale.
Accroissement de la dépense locale, des moyens locaux, du personnel local et surtout des indemnités versées aux élus, à la fois parce qu’elles ont été augmentées au fil des ans et parce que les postes qui y donnent droit ont proliféré : le moindre des effets de l’intercommunalité, n’est pas d’avoir multiplié les grandes et petites prébendes.
En ont profité d’abord les grands élus locaux, souvent parlementaires et par là amenés à voter les lois relatives à l’organisation des collectivités locales. L’emprise de ces grands élus , maires de grandes villes et présidents de communautés, présidents de conseil régional ou général, sur le petits, maires de petites communes ou simples conseillers municipaux , n’a cessé de grandir au fil des ans au détriment de la véritable démocratie locale . Ainsi a cru et embelli une classe d’élus locaux solidaire par delà les clivages de la droite et de la gauche, recrutée le plus souvent par cooptation et de plus en plus prospère ; les moyens qu’elle a, grâce à l’explosion des dépenses, de fidéliser une clientèle électorale, la rend, sauf erreur grave de gestion, pratiquement inamovible. Par derrière, une technocratie locale, seule à même de maîtriser une machine de plus en plus complexe et qui, souvent, par derrière la façade élective, a le vrai pouvoir.
Outre les fonctions électives, la classe politique locale a pu multiplier à son profit les sièges d’administrateurs dans une économie mixte proliférante : établissements publics, sociétés d’économie mixte, offices d’HLM etc., souvent plus lucratifs que les mandats électifs eux-mêmes.
Les sociétés publiques locales, un monstre juridique
Loin de mettre fin à ces privilèges, le gouvernement Sarkozy a donné son feu vert aux sociétés publiques locales , nouvelle forme juridique , définie par la loi du 28 mai 2010, intermédiaire entre le public et le privé , que, sur la proposition du groupe socialiste du Sénat, les deux assemblées ont votée à l’unanimité : il s’agit d’une entité pouvant exercer une activité économique au service des collectivités locales, allant des travaux publics à la gestion de l’eau ou de l’assainissement, en passant par l’externalisation éventuelle de services culturels ou de communication. Dans la mesure où ces sociétés sont possédées à 100 % par ces collectivités, les collectivités qui y ont recours sont dispensées par la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, d’appeler à la concurrence. Qui ne voit dans cette forme juridique la porte ouverte à de nouveaux abus ? Libres des contraintes de l’Etat (personnel à statut, neutralité politique du recrutement etc.) elles le seront également du marché, et ouvriront des postes d’administrateurs dont la rémunération n’est pour le moment pas réglementée.
Quel étonnant paradoxe de voir ce gouvernement que les esprits superficiels croient animé d’un zèle libéral pour alléger la structure publique et qui, au contraire, donne son feu vert au socialisme municipal généralisé !
Il n’est pas sûr qu’on trouve une solution à la prolifération des structures locales, comme cela est envisagé, dans la stricte spécialisation des collectivités, un serpent de mer qui remonte à la surface depuis des années. Si cette spécialisation existe dans certains domaines – aide sociale, routes et collèges au département, lycées aux régions -, il est des domaines où tout le monde intervient : culture, tourisme, action économique etc. Il n’est ni possible, ni peut-être souhaitable que cette pratique cesse. D’abord parce qu’elle est conforme à la logique du suffrage universel, inséparable d’une compétence elle aussi universelle, au moins en théorie. Ensuite parce que, dans un monde globalement assez médiocre, la non spécialisation des collectivités permet, dans les cas nombreux ou telle ou telle collectivité responsable, par exemple la région, est paralysée par l’incompétence ou le conservatisme de ses élus, à d’autres élus plus dynamiques, le maire ou le président du conseil général, par exemple, de se substituer à lui. Tel ne serait pas le cas si s’instaurait de haut en bas de la pyramide une stricte hiérarchie, les compétences des collectivités de terrain étant strictement encadrées par les régions, les unes et les autres formant une sorte de bloc compact, dont le caractère bureaucratique serait sans doute pire que celui d’un Etat centralisé.
A vrai dire, le problème essentiel des collectivités locales françaises n’est pas compliqué : c’est leur caractère dispendieux. On dira que 11 % du PIB, c’est moins que l’Etat et la Sécurité sociale, mais c’est deux fois et demi plus qu’il y a trente ans, c’est surtout le domaine où les dépenses publiques sont le moins contraintes. Même si les collectivités locales font généralement assez bien ce qu’elles doivent faire, c’est à un coût trop élevé ; elles font aussi beaucoup de choses inutiles qui ne devraient pas avoir lieu d’être dans un contexte de rigueur budgétaire: ce rond-point de luxe édifié à un carrefour où ne passe pas un chat, devant une maison lépreuse que ses propriétaires, accablés de taxes, n’ont pas les moyens de ravaler , est en passe de symboliser la France.
Les récriminations des entreprises contre la taxe professionnelle avaient conduit, Mitterrand et Chirac à promettre sa suppression. Aucun ne l’avait fait. Sarkozy, lui, l’a fait. Ou il a eu l’air de le faire. Le remplacement de la taxe professionnelle par la contribution territoriale au 1er janvier 2011 revient pour beaucoup de contribuables à un changement de nom. Si l’industrie se retrouve gagnante au détriment du tertiaire, ce qui, en soi, est une excellente chose, on n’ a pas encore mesuré les effets pervers d’une coupure entre l’usine et le territoire dans un pays où, culturellement, elle n’est pas très aimée. La construction des grands équipements nucléaires ou de tout autre grand équipement susceptible d’inquiéter les populations, sera-t- elle encore possible ? Le blocage de la nouvelle taxe professionnelle entraînera un transfert de la fiscalité vers les ménages, spécialement les petits propriétaires. Or dans une grande partie de la France, ceux-ci sont déjà gravement accablés ; il n’est pas rare que l’impôt foncier et la taxe d’habitation représentent l’équivalent d’un loyer : le socialisme municipal ne se contente pas de nourrir une nouvelle nomenklatura, il vide de sa substance le droit de propriété, au moins modeste
En réformant la taxe professionnelle, sans s’attaquer aux motifs de la dépense locale, le gouvernement Sarkozy traite l’effet sans traiter les causes. Or pour toutes les raisons que nous avons évoquées, ces dépenses, personne ne les contrôle vraiment. Il est d’autant plus urgent que s’instaure en France un vrai contrôle de la dépense publique locale, comme il en existe aujourd’hui dans toute l’Europe, non seulement de son opportunité mais de son montant. Par là seront clarifiés les rôles respectifs de la sphère publique et de la sphère privée de telle façon que, de manière insidieuse, l’économie publique n’occupe pas, et sans contrôle, un territoire de plus en plus étendu.
Au lieu de s’engager sur cette voie qui est celle du bon sens , on multiplie les réformes fondées sur les idées reçues des uns , l’idéologie et l’esprit de système des autres , sans oublier les préoccupations politiciennes et la propension de la nouvelle classe politique locale d’étendre sans cesse son pouvoir .
Ces réformes, au lieu de simplifier, compliquent, au lieu de démocratiser, bureaucratisent, au lieu de rationaliser, entretiennent le gaspillage. Dans la ligne de ces réformes idéologiques brouillonnes, la loi Sarkozy de réforme des collectivités territoriales apparaît comme une apothéose.
Le basculement du Sénat à gauche en est la conséquence directe. Bonjour Gribouille !
« L’Administration territoriale en Europe » in Administration, octobre-décembre1995
Zoé Shepard, Absolument dé-bor-dée, Albin Michel 2010